Vendredi soir. Après une longue semaine de travail et une heure passée à scroller des reels sur Instagram, je me suis retrouvé, presque mécaniquement, à errer sur le site d’IKEA, suite à une publicité sponsorisée. Sans besoin réel, sans objectif défini, j’ai fini par commander une couverture et deux bougies. Cherchant à sauver mon vendredi d’une sensation de vide en le rendant « productif », j’ai lancé l’épisode 1 de la saison 7 de Black Mirror, Common People. Et malgré le goût amer laissé par les saisons précédentes, je ne m’attendais pas à être percuté avec une telle violence intellectuelle.
Cet épisode m’a frappé par sa justesse, mais surtout par son réalisme dérangeant. Il m’a immédiatement ramené à Fight Club, ce film culte qui m’avait marqué. J’ai eu envie de le revoir. Ironie du sort : la toute première scène montre Tyler Durden — incarné par Edward Norton — en train de commander des articles IKEA. Sans véritable raison. Tout comme moi, la veille. Cette coïncidence m’a interpellé. Elle m’a poussé à réfléchir, à errer mentalement. Ce texte est né de cette dérive — une tentative d’analyse croisée entre Fight Club et l’épisode Common People de Black Mirror, deux œuvres critiques d’une grande puissance politique et philosophique.
Sorti en 1999, Fight Club est un film d’action à la portée profondément philosophique. On y suit un personnage (Tyler Durden) vide, désincarné, qui tente de se reconstruire dans la destruction. Le combat physique devient une métaphore existentielle : frapper pour ressentir, pour exister, pour se réapproprier une peau et des nerfs anesthésiés par le confort (ou pas) moderne. Tyler Durden, figure du chaos et de la vérité crue, prône un effacement total du système pour recréer un monde vierge — vision très extrême et totalitariste. Même si, vers la fin, le plot twist tente de réintroduire une forme de contrôle et de nuance — comme pour désamorcer le propos extrême — l’idéologie portée reste une version radicalisée de la révolte face au capitalisme. Une phrase prononcée par l’alter ego de Tyler, incarné par Brad Pitt, m’a marqué et représente l’essence du film :
“Les objets qu’on possède finissent par nous posséder.”
Vingt-cinq ans plus tard, cette phrase résonne avec encore plus de force. Elle trouve un écho glaçant dans Black Mirror, et plus précisément dans l’épisode Common People, premier épisode de la saison 7. Cette fois, ce ne sont plus les objets qui nous possèdent, mais les services, les abonnements, les algorithmes. L’asservissement est devenu invisible et presque consenti. Et à la fin de cet épisode, j’en suis sorti avec une forme de frustration sourde — celle des Common People, justement. Ceux qui n’ont ni le luxe de l’indignation totale, ni celui de la rupture. Seulement le choix de survivre dans un système qui les avale.
Dans cet épisode, Black Mirror revient à son essence : une dystopie si proche de notre réalité qu’elle en devient documentaire. L’univers est futuriste, mais pas irréel. Une société où un abonnement médical nommé LUX est devenu une condition de survie. Ce n’est plus un service, c’est un droit vital devenu payant. Le programme LUX permet à ceux qui ont subi un AVC ou d’autres troubles neurologiques de maintenir leur activité cérébrale grâce à une puce implantée. Mais au fil du temps, le programme développe des fonctionnalités “premium” : booster la dopamine, la libido, la satisfaction, l’intensité des émotions. Comme une carte de fidélité des sentiments. On peut alors souscrire à des forfaits de 12h ou 24h pour (sur)vivre des expériences plus intenses — même sans être malade. Goûter plus fort, sentir plus vif, aimer plus profond.
Cette idée m’a immédiatement évoqué Neuralink — le projet d’Elon Musk — mais poussé à son paroxysme. (Mais l’est-il vraiment, connaissant ce personnage qui, parfois, semble lui-même croire qu’il vit dans une série dystopique.) Et surtout, elle fait écho à une notion économique : l’élasticité-prix de la demande. Dans les grandes lignes, cette théorie — développée notamment par Alfred Marshall — postule que plus un produit est indispensable à la vie quotidienne, moins sa consommation diminue quand son prix augmente. (Exemple : la cigarette.) On dit alors que la demande est inélastique. Or, dans Black Mirror, cette inélasticité est mise en scène de manière brutale : la protagoniste continue de payer, s’endette, renonce à tout… pour ne pas perdre l’accès à son propre cerveau.
Ce qui m’a glacé, c’est cette bascule : vivre devient un acte administratif soumis à l’abonnement. Chaque réveil, chaque sentiment, chaque instant de lucidité est calibré, tarifé, surveillé. Le coût de l’abonnement LUX influence même les cycles de sommeil. L’épisode avance dans une tension kafkaïenne.
Car en effet, ce basculement me rappelle Kafka. Comme dans Le Procès ou La Métamorphose, on ne comprend jamais vraiment qui décide, ni pourquoi. L’ennemi n’est pas extérieur, il est dans le système, dans les règles, dans les procédures. Et surtout, dans notre acceptation silencieuse. L’enfermement n’est plus une cage : c’est une habitude, une routine et une servitude volontaire.
Pour continuer l’analyse, Fight Club et Black Mirror posent en miroir la même angoisse : celle d’avoir perdu le contrôle de nos vies.
Et c’est là que The Truman Show m’est revenu en mémoire. Truman est enfermé dans un décor. Filmé à son insu. Son monde est faux, mais rassurant. Et il mettra des années à comprendre qu’il est observé, mis en scène. Car ce que l’épisode de Black Mirror pousse à son extrême, ce n’est pas seulement la dépendance technologique, mais la disparition de l’humain au profit du système. Même dans le besoin vital, le “service médical luxe” ne veut rien savoir : il exige d’être payé. Ce qui, ironiquement, rappelle certaines pratiques de nos chers hôpitaux privés marocains, qui réclament des chèques en blanc ou le paiement intégral avant toute prestation médicale.
Mais ce qui rend ces œuvres si puissantes, ce n’est pas leur mise en garde. C’est leur lucidité. Fight Club nous montrait une révolte brute face au système. Black Mirror, notre passivité programmée et le danger de la dépendance aux abonnements. The Truman Show, la soumission et le manque d’humanité de certaines entreprises à qui nous confions littéralement nos vies, mais qui, elles, ne voient en nous qu’un produit.
Et pourtant, au milieu de ce constat sombre, je perçois une forme d’espérance. Il est réconfortant de voir qu’il existe encore des œuvres aussi puissantes, capables de faire réfléchir, de heurter, de déranger. Que la pensée ne meurt pas, mais se transforme. La philosophie ne vit plus seulement dans les livres : elle s’incarne dans des films, des séries, des albums. Elle se cache dans les textes de Nekfeu, la mélancolie de Twenty One Pilots, la folie de Kanye West ou la sagesse d’Oum Kalthoum. Elle se lit dans Black Mirror, elle crie dans Fight Club, elle chuchote dans The Truman Show.
Mehdi Guemmouh

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