5. TOTO à l’OLM Souissi Mawazine : Tournant historique pour la culture marocaine ?

Il y a quelques jours, la performance d’ElGrande Toto sur la scène emblématique de l’OLM Souissi à Rabat, à l’occasion du festival Mawazine, a marqué un tournant symbolique pour la scène musicale « Rap » marocaine. Devant une foule estimée entre 300 000 et 400 000 personnes (soit l’équivalent de cinq à six Stades de France remplis) le rappeur a inscrit son nom dans l’histoire en devenant le premier artiste de rap marocain à se produire sur cette scène, traditionnellement réservée aux stars pop/rap/latino/EDM et aux représentants de la musique mondiale. Il partageait d’ailleurs l’affiche avec le rappeur américain Lil Baby. Pourtant, un fait marquant : près de 40% du public présent pour la première partie du concert a quitté les lieux avant l’arrivée de ce dernier, soulignant à quel point ElGrande Toto était, pour beaucoup, la tête d’affiche incontestée de la soirée.

Mais derrière cette consécration, qui récompense une génération et une culture longtemps marginalisées, se cache aussi un débat clivant. Car si ses chiffres sur Spotify, ses millions d’écoutes et sa montée en puissance sont indéniables, le passage de Toto à l’OLM a ravivé une fracture culturelle et idéologique. D’un côté, ceux qui voient dans sa présence une victoire de la modernité, de l’expression urbaine, et de la jeunesse marocaine. De l’autre, un mouvement “anti-Toto”, qui, au nom de la morale ou de la “culture nationale”, refuse encore au rap sa légitimité dans les grandes institutions culturelles du pays.

Ce clivage, bien au-delà du seul cas d’ElGrande Toto, met en lumière un tiraillement plus profond : celui d’un Maroc pris entre une gauche culturelle qui aspire à plus de libertés, d’inclusion et de représentativité, et une droite conservatrice qui, souvent au nom d’un ordre établi, peine à reconnaître les formes contemporaines de créativité populaire. En ce sens, le passage d’ElGrande Toto à l’OLM Souissi dépasse la simple performance artistique. Il est devenu un acte politique, une scène sur laquelle s’affrontent deux visions du pays.

Pour bien mesurer la portée de cet événement, il faut comprendre ce que représente Mawazine et la scène de l’OLM dans l’écosystème culturel marocain. Créé en 2001, ce festival est aujourd’hui l’un des plus grands au monde en termes d’affluence, attirant chaque année plusieurs millions de spectateurs et des têtes d’affiche internationales comme Rihanna, The Weeknd, Shakira ou Bruno Mars. La scène de l’OLM Souissi, située en plein cœur de Rabat, en est le joyau : c’est là que se produisent les artistes internationaux les plus attendus. Que ElGrande Toto, rappeur issu des quartiers populaires de Casablanca (Benjdia), en prenne possession en tant que premier artiste marocain marque donc un bouleversement dans les hiérarchies symboliques de la musique marocaine. Ce n’est pas simplement un artiste qui foule la scène : c’est tout un pan de la culture urbaine, trop longtemps relégué aux marges, qui entre par la grande porte.

Pendant des années, le rap a été relégué aux marges de la culture dominante. Dans l’imaginaire collectif marocain, et au-delà, il était souvent associé à la violence, à l’échec scolaire, à la délinquance, voire à une forme de sous-culture étrangère aux « vraies » valeurs artistiques. Ceux qui l’écoutaient ou le pratiquaient étaient facilement caricaturés : jeunes désœuvrés, issus de quartiers populaires, sans avenir, sans éducation, et parfois même perçus comme étrangers à toute forme de culture ou de réflexion. Une vision condescendante et réductrice, qui masquait la richesse et la complexité d’un mouvement bien plus profond. Car derrière les punchlines et les beats, il y avait  (et il y a encore) un besoin vital de parler, de témoigner, de crier une vérité souvent ignorée. Le rap n’était pas un bruit parasite, mais il était un miroir, celui d’une jeunesse frustrée, coincée entre traditions rigides et promesses modernes non tenues.

Mais réduire le rap à un simple cri politique ou social serait aussi passer à côté de sa dimension artistique pure. Car il existe aussi un rap fait de poésie, d’expérimentation sonore, d’esthétique musicale. Un rap qui puise son inspiration dans le quotidien, dans l’amour, dans les émotions brutes, sans forcément chercher à porter un message structuré ou à revendiquer une position idéologique. Cette pluralité du rap marocain mérite d’être reconnue : il est à la fois un vecteur d’expression et une forme d’art à part entière, libre, mouvante et multiple.

Aujourd’hui, cette culture qui fut longtemps méprisée s’infiltre doucement dans les foyers marocains. Des émissions comme Jam Show sur 2M, qui donnent une tribune aux artistes urbains témoigne d’une véritable démocratisation du rap. Ce dernier sort peu à peu des plateformes numériques et des studios clandestins pour rejoindre les scènes nationales, les salons familiaux et même les médias publics.

L’histoire culturelle mondiale nous offre des parallèles saisissants. À leurs débuts, les Rolling Stones étaient considérés comme des voyous, tandis que même les Beatles, aujourd’hui icônes culturelles universelles, étaient vus comme des fauteurs de trouble aux cheveux trop longs, accusés de saper l’ordre moral. Le reggae, quant à lui, en Jamaïque comme à l’étranger, a longtemps été associé à la contestation politique, à la marginalité sociale et à la drogue, malgré sa richesse spirituelle et philosophique. Michael Jackson, véritable révolutionnaire artistique, a également été incompris pendant une grande partie de sa carrière. Sa gestuelle, ses clips, son esthétique et son métissage musical ont suscité peur, rejet ou moquerie avant d’être reconnus comme novateurs. De l’autre côté de l’Atlantique, les rappeurs de Compton comme Dr. Dre, N.W.A, Snoop Dogg ou Ice Cube ont été diabolisés dans les années 1980 et 1990 pour avoir osé parler de la brutalité policière, du racisme et de la vie dans les ghettos. Leur musique, qualifiée de “gangsta rap”, était interdite de diffusion dans de nombreuses radios, leurs concerts surveillés ou annulés. Pourtant, aujourd’hui, ces figures sont célébrées comme pionniers d’un art devenu dominant dans l’industrie musicale mondiale. Pensons, par exemple, aux écrivains français des XVIIIe et XIXe siècles, comme Voltaire, Molière, Zola, Baudelaire ou Flaubert, qui ont été attaqués, censurés, parfois traînés en justice pour des œuvres jugées immorales ou subversives. Et pourtant, ces mêmes auteurs sont aujourd’hui étudiés dans les écoles, célébrés comme les fondations du patrimoine littéraire. Le rap, au Maroc comme ailleurs, est en train de vivre cette transition : de l’incompréhension à l’institution.

Car toute esthétique disruptive suit, presque inévitablement, le même parcours. Idriss Aberkane l’a parfaitement résumé : « Toute idée passe par trois étapes : elle est d’abord ridiculisée, ensuite violemment combattue, puis elle devient évidente. » D’abord ridicule, ensuite dangereuse, puis enfin inévitable et évidente. Ce schéma est une constante dans l’histoire des formes artistiques et culturelles.

Le rap marocain, lui aussi, suit exactement ce chemin. Il a été moqué, censuré, marginalisé. Longtemps perçu comme une menace, un produit importé déconnecté des « vraies » valeurs marocaines, il a vu ses artistes marginalisés, ses textes contestés, ses concerts interdits ou ignorés par les médias publics. Et pourtant, il est aujourd’hui diffusé en prime time, comme en témoigne la rediffusion du concert d’ElGrande Toto sur 2M, ou l’émission Jam Show, qui consacre des segments entiers à cette scène urbaine. Demain, il sera évident. Ce n’est plus une question de goût, mais de trajectoire historique. Le cycle est presque universel.

ElGrande Toto cristallise cette tension. Personnage controversé, parfois critiqué pour ses propos ou son comportement, il n’en reste pas moins un acteur central d’un moment charnière dans l’histoire culturelle marocaine. Son influence, son style, sa capacité à parler à des millions de jeunes Marocains sont incontestables. À sa manière, il incarne une forme d’expression directe, libre, sans filtre, qui dérange autant qu’elle fascine. Et comme Nass El Ghiwane, Jil Jilala, Lemchaheb ou Naïma Samih en leur temps, lui aussi est un porte-voix (si on le considère un problème, je pense qu’on considère de même quelques millions de marocains.) Celui d’une jeunesse qui cherche à exprimer, à exister, à vibrer autrement, loin des carcans imposés, loin des modèles figés.

Ce que Toto incarne aujourd’hui, ce n’est pas une dérive : c’est une rupture générationnelle, un besoin de se réapproprier la scène culturelle. Alors oui, certains le voient comme une hérésie, une anomalie dans le paysage musical marocain. Mais en vérité, cette polémique dit surtout l’écart croissant entre une certaine partie des marocains et la réalité des jeunes. Et cet écart est vertigineux. J’ai moi-même assisté à deux concerts de Toto en France, et j’y ai croisé des ingénieurs, des consultants, des banquiers, des doctorants, des étudiants des meilleures écoles françaises. Rien à voir avec l’image d’une jeunesse « perdue » ou déviante. Réduire son public à une bande de jeunes désœuvrés, c’est nier la diversité, la complexité, et surtout la lucidité d’une génération entière. Toto est écouté par des esprits brillants, éduqués, exigeants, qui trouvent en lui une forme d’authenticité et de résonance que d’autres figures plus « convenables » n’apportent plus.

Qu’on le veuille ou non, son empreinte culturelle est là, marquée et profonde. Son apport à la musique marocaine restera dans l’Histoire, malgré les résistances actuelles. Comme souvent, ce qui dérange aujourd’hui sera célébré demain. Encore faut-il savoir apprécier et comprendre la culture marocaine dans toute sa richesse, dans ce qu’elle produit ici et maintenant, pas seulement dans ce qu’elle fut autrefois. Personnellement, je suis convaincu que la musique, comme la culture en général, est un levier de soft power, un moyen d’expression, de diplomatie, et même d’exportation identitaire. Et dans cette logique, Toto est un ambassadeur. À l’étranger, que ce soit avec mes amis expatriés ou lors de voyages, les deux noms qui reviennent spontanément quand on parle du Maroc sont : l’équipe nationale… et Toto. Pourquoi, alors, est-il célébré partout… sauf au Maroc ?

Et finalement, cette facilité à juger les jeunes et leurs choix musicaux, à rejeter ce qui ne ressemble pas aux canons du passé, est le véritable fil rouge. Ce rejet, nous l’avons déjà vu : Oum Kalthoum elle-même fut critiquée à ses débuts pour la sensualité de ses interprétations et ses textes. Abdel Halim Hafez fut moqué pour son style jugé trop moderne, trop sentimental et tabou. Aujourd’hui, ils sont vénérés. Hier, ils étaient incompris (dans leurs débuts) aujourd’hui ils sont des icônes et légendes. Le même cycle est à l’œuvre : on encense le passé pour mieux rejeter le présent. Mais les artistes les plus importants sont presque toujours ceux qui bousculent, qui dérangent, qui forcent les conversations.

Il faut que ces gens comprennent une chose essentielle : Toto est marocain, autant que les autres artistes qu’ils considèrent plus “respectables”. Et le Maroc change.  . Ce n’est pas en jugeant qu’on avancera. Il faut comprendre que les goûts artistiques ne sont pas figés, et qu’ils ne peuvent ni ne doivent être universels. Si une œuvre ne nous touche pas, cela ne veut pas dire qu’elle est mauvaise : cela veut simplement dire qu’on n’est pas la cible. La culture n’a jamais été homogène, et prétendre juger ce qui est valable ou non à partir de son propre prisme serait non seulement réducteur, mais aussi profondément méprisant pour celles et ceux qui s’y reconnaissent. Il ne s’agit pas d’imposer ses goûts, mais d’apprendre à discuter des sensibilités, à dialoguer, à reconnaître que d’autres mondes coexistent dans un même pays.

Et c’est peut-être là, justement, la vraie leçon que révèle le cas Toto. Ce clivage, qu’il a mis au jour (volontairement ou non) est une opportunité pour le Maroc. Une opportunité de se regarder en face, de faire l’inventaire de ses contradictions, de questionner ses repères, ses valeurs, ses illusions. Grâce ou à cause de cette tension culturelle, nous sommes ramenés à l’essentiel : qui sommes-nous ? Sommes-nous une société moderne ou traditionnelle ? Religieuse ou séculière ? Conservatrice ou progressiste ? Libérale ou autoritaire ? De gauche ou de droite ? Et surtout : quelles sont nos aspirations profondes ? Quelle place donnons-nous à notre jeunesse ? À nos artistes ? À notre diversité intérieure ?

Ce débat, au fond, n’est pas que musical ou générationnel. Il est existentiel. Et si on a le courage de l’affronter honnêtement, alors peut-être que le Maroc pourra enfin mieux se connaître lui-même et franchir un pas pour le vivre ensemble.

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