
Comme le dit si justement Djo : “You take the man out of the city, but not the city out of the man.” Et Booba, dans un style plus « urban » : “C’est pas le quartier qui me quitte, c’est moi qui quitte le quartier.” Ces mots résonnent en moi chaque fois que je pense à Marrakech. Ville que j’ai quittée, sans jamais vraiment partir.
C’est pourquoi le retour du Kawkab Athletic Club de Marrakech de Football (KACM) en première division cette saison m’a ému. Une bouffée d’orgueil et de nostalgie du Harti (stade et monument emblématique de Marrakech). Après des années d’errance, le club mythique de ma ville Marrakech retrouve enfin l’élite. Ceux qui y croyaient encore ont raison de savourer. On salue la performance et montée.
Mais il ne faut pas se mentir, ce retour, aussi symbolique soit-il, ne saurait à lui seul redorer l’image du sport à Marrakech. Il ne peut pas faire oublier la réalité du terrain, des terrains plutôt, trop souvent fermés, délaissés, inaccessibles. Il ne peut pas masquer l’absence de vision, de politique, de volonté claire pour faire du sport un pilier de la ville, un levier pour sa jeunesse. La montée du KACM risque de devenir l’arbre qui cache la forêt. Alors posons la question, franchement et collectivement :
En 2025, Marrakech est-elle vraiment une ville de sport, ou seulement une ville de quelques sportifs isolés ?
Avant de parler du sport à Marrakech, il est essentiel de comprendre la gestion même de la ville. Car c’est bien cette dernière qui éclaire ou assombrit tout le reste. Le sport, comme beaucoup d’autres aspects de la vie locale, est à l’image de la ville : désorganisé, délaissé, sans vision.
Marrakech est une ville qui semble se désorganiser à mesure qu’elle se développe. Cette oxymore, je la ressens à chaque fois que j’y retourne, moi qui connais ses ruelles, ses recoins et ses murs par cœur. L’urbanisme y progresse sans cap ; les périphéries s’étendent sans âme, sans politique régionale ; les espaces publics disparaissent sous le béton, sans plan ni cohérence.
J’y étais récemment, et une fois de plus, je suis reparti avec un sentiment d’insatisfaction. Les chantiers s’enchaînent, les appels d’offres se succèdent, mais rien ne semble porté par une vision d’ensemble ou une stratégie urbaine à long terme. Marrakech s’aménage par à-coups, souvent en surface, rarement en profondeur.
La crise du Covid avait pourtant donné l’occasion de repenser les priorités. Elle a mis en lumière la fragilité d’un modèle économique dépendant presque exclusivement du tourisme. Mais cette alerte a été ignorée : aucun plan B, peu de diversification, pas de souffle nouveau.
Pendant ce temps, d’autres villes marocaines comme Rabat, Casablanca et Tanger avancent bien. Parfois lentement, parfois maladroitement, mais avec un cap, une volonté d’organiser l’espace et de mieux servir leurs habitants. Marrakech, pourtant vitrine du pays à l’international, reste en marge de cette dynamique. Elle s’embellit pour les regards extérieurs, mais peine à se penser pour ses propres habitants.
Dans ce contexte, comment imaginer un écosystème sportif solide ? Quand l’essentiel transports, espaces publics, politique urbaine est déstructuré, le sport ne peut être qu’un dommage collatéral.
Mais le constat va au-delà du cas du KACM. Quels sportifs ont été formés à Marrakech au cours des dix ou vingt dernières années ? Quelle relève ? Quelle structuration des parcours ?
Le Marathon de Marrakech, autrefois événement de référence, peine aujourd’hui à retrouver son souffle. Des problèmes d’organisation, ravitaillements insuffisants, circulation sur le parcours nuisent à l’expérience, alors même que le potentiel est immense : une ville plate, un climat idéal, un cadre unique.
Le tennis, longtemps considéré comme une fierté locale, attire de moins en moins. L’ATP 250 se joue souvent devant des tribunes clairsemées, et les grands noms ne s’y rendent plus. L’événement conserve son nom, mais a perdu une partie de son éclat. (frustré à cause du potentiel)
Les sports collectifs ne sont pas en reste. On garde en mémoire les belles heures du handball du Barid ou du basket-ball du KACM. Des initiatives qui ont marqué leur époque, mais qui n’ont pas été prolongées ou renouvelées.
D’autres disciplines comme l’athlétisme ou la gymnastique existent encore, mais peinent à se développer. Manque de moyens, d’encadrement, d’horizons clairs… Ces sports, qui formaient autrefois la base des politiques sportives locales, apparaissent aujourd’hui comme en retrait.
Et le plus ironique, Le golf est bien structuré, bien entretenu… mais il est bien sûr réservé à une élite. Un sport de carte postale, pas de quartier. Et c’est toute une ville qui perd son souffle faute de politique sportive.
Cette situation n’est pas le fruit du hasard. Elle découle d’un ensemble de choix ou plutôt, d’un manque de choix. Depuis plusieurs années, le sport n’a jamais véritablement été inscrit à l’agenda des politiques publiques locales. Peu de réflexion stratégique, peu de programmation, peu de moyens. Les infrastructures sont vieillissantes, les clubs souvent livrés à eux-mêmes, et l’écosystème manque cruellement de soutien structuré.
La question du financement reste centrale. Les clubs (de tous les sports) marrakchis, à quelques rares exceptions près, fonctionnent encore selon des logiques dépassées. Les partenariats privés sont limités, le sponsoring insuffisant, les outils modernes de valorisation (naming, marketing territorial, digitalisation…) quasi absents. Or, ailleurs, ce sont précisément ces leviers qui permettent au sport local de respirer et de se professionnaliser.
On pourrait objecter que le sport ne peut pas être une priorité dans une ville confrontée à d’autres urgences sociales. C’est un point de vue défendable. Mais il devient difficilement tenable lorsqu’on le met en regard du discours national : le Maroc se positionne aujourd’hui comme acteur majeur du sport international, avec une CAN organisée en 2025, une co-organisation de la Coupe du Monde 2030, des ambitions claires de soft power sportif.
Dès lors, une contradiction apparaît. Comment prétendre rayonner à l’échelle mondiale, sans consolider les fondations locales ? Comment promouvoir l’image d’un pays sportif si ses clubs historiques, ses jeunes talents et ses espaces d’entraînement ne bénéficient d’aucun cadre durable ?
Ce n’est pas seulement une affaire de football, ni même de sport au sens strict. C’est une affaire de cohérence, de vision, et de capacité à faire du sport un véritable levier de développement territorial.
Car le sport n’est pas qu’une affaire de performance ou de spectacle. Il joue un rôle essentiel dans la construction des générations futures. C’est un espace d’apprentissage, de discipline, de dépassement de soi. Un terrain où l’on apprend à perdre, à rebondir et à se relever. Pour beaucoup de jeunes, surtout dans les quartiers populaires, c’est aussi un lieu de repère, de lien social, voire d’espoir.
Encadré, valorisé et ouvert, le sport peut devenir un formidable outil d’inclusion. Il permet d’occuper intelligemment le temps libre, de canaliser les énergies, d’éviter la dérive vers l’oisiveté ou la marginalisation. Il crée des routines, donne des objectifs, et construit un rapport au collectif qui dépasse les clivages.
Il est aussi un facteur de paix sociale. Une ville où le sport est accessible est une ville qui respire mieux. Où les tensions se relâchent, où les générations se croisent, où l’on recrée des espaces partagés. Le terrain, quel qu’il soit, devient un lieu de rencontre, de reconnaissance mutuelle, d’émulation.
Ce n’est pas seulement Marrakech qui est en cause dans cet article. Si j’ai été critique, c’est d’abord par attachement. C’est par amour qu’on devient exigeant, surtout lorsqu’on constate un écart persistant entre le potentiel et la réalité. D’autant qu’on manque cruellement de bilans clairs, de rapports publics, de transparence sur les projets menés ou abandonnés.
Le problème dépasse donc la ville. C’est le modèle de régionalisation du sport au Maroc qui peine à se concrétiser. Gouverneurs, préfets et collectivités locales : rares sont ceux qui impulsent une dynamique. Certains accompagnent, ponctuellement. Mais peu d’entre eux tirent réellement vers le haut. Il n’existe pas de vision territoriale du sport. Et sur le plan national, au-delà du football, la politique sportive reste souvent floue, discontinue, sans cap affirmé.
Dans un précédent article, j’évoquais le “kitsch marocain” cette obsession de la vitrine, du beau, du visible, au détriment du contenu, du travail de fond. Le sport est un exemple criant de cette logique. Marrakech aime cultiver son image de ville internationale. Mais une image ne suffit pas. Sans écosystème solide, elle s’efface. Une ville ne devient pas sportive parce qu’elle accueille un tournoi ou inaugure un complexe flambant neuf. Elle le devient lorsqu’elle fait du sport une priorité éducative, sociale et culturelle.
Et pourtant, le potentiel est là. Il suffit de regarder autour. La jeunesse marrakchie regorge d’énergie, de passion, de talent. Ce qui manque, ce n’est pas la volonté des jeunes. C’est le cadre. Les ponts, les structures et l’’accompagnement. Peut-être que cette montée du KACM en première division permettra d’accélérer les choses. Du moins, on peut l’espérer.
À l’échelle nationale, des efforts ont été faits. Le travail engagé autour de l’équipe nationale, des clubs, des centres de formation commence à porter ses fruits. C’est une base solide. Mais il faut aller plus loin. Il faudrait un Lakjaa dans chaque fédération : une vision, une rigueur et une ambition. Le sport ne peut plus être un luxe, un produit d’appel ou une vitrine. Il doit redevenir un pilier de la vie collective.
Car oui, le sport éduque. Le sport construit. Il apprend la rigueur, la gestion de l’échec, l’effort collectif. Il crée de la solidarité, du respect des règles, un goût du dépassement. Il prévient la délinquance, canalise les tensions, forge le caractère. Il participe pleinement à la formation des citoyennes et des citoyens de demain.

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