2. Flaubert – Clouscard – Shopenhaeur :  Peut on associer le désir au Bonheur ?

Dans cet article, j’ai souhaité explorer une question à la fois intime et philosophique : celle du désir comme moteur du capitalisme, et de la difficulté à le maîtriser. À travers cette réflexion, je tisse un parallèle entre trois œuvres majeures : le roman Madame Bovary de Gustave Flaubert, Le Monde comme volonté et comme représentation d’Arthur Schopenhauer, et Le Capitalisme de la séduction de Michel Clouscard. Chacune, à sa manière, interroge la place du désir dans nos existences : est-il une force vitale que l’on peut satisfaire, ou sommes-nous condamnés à osciller éternellement entre ennui et souffrance ? Du besoin au désir, la vie moderne semble régie par un conflit intérieur permanent, que le capitalisme ne cesse d’exploiter et de renforcer. Mon analyse, aussi subjective soit-elle, n’aboutit pas à une position tranchée : elle se veut davantage une errance, une tentative de compréhension à laquelle je vous invite à prendre part.

Madame Bovary est l’histoire d’une quête perpétuelle d’un bonheur insaisissable. Dans le roman de Flaubert, Emma Bovary rêve d’une vie plus grande, plus intense, plus romanesque. Mais à chaque fois qu’elle croit toucher au bonheur, il lui échappe aussitôt. Ce cycle infernal de désir et de désillusion trouve un écho saisissant dans la pensée de Schopenhauer, pour qui la souffrance naît du désir insatiable. Cette dynamique est encore plus flagrante dans le contexte du capitalisme, qui transforme le désir en moteur économique et renforce cette insatisfaction permanente. Avec Michel Clouscard, on comprend comment le capitalisme a opéré une métamorphose historique : du besoin nécessaire à la fabrication du désir.

Dès son plus jeune âge, Emma est nourrie de romans romantiques, qui lui inculquent une vision idéalisée de la vie et de l’amour. Mariée à Charles Bovary, un homme fade et sans éclat, elle est rapidement déçue par la monotonie de son existence. Elle cherche alors l’évasion dans des liaisons amoureuses et dans une consommation effrénée de biens de luxe, persuadée que ces éléments lui apporteront enfin l’exaltation dont elle rêve. Pourtant, chaque plaisir se transforme en ennui, chaque passion en désillusion. Cette logique implacable illustre l’idée schopenhauerienne selon laquelle l’homme est condamné à osciller entre le désir (source de souffrance) et la satisfaction (qui mène à l’ennui).

Dans Le Monde comme volonté et comme représentation, Schopenhauer développe une théorie pessimiste du désir. Selon lui, l’homme est mû par une volonté aveugle qui le pousse sans cesse à vouloir plus, à chercher un bonheur qui lui échappe continuellement. Une fois un désir comblé, un autre surgit, condamnant l’individu à une insatisfaction perpétuelle. Emma Bovary incarne parfaitement cette logique : elle court après des chimères, persuadée que l’amour, la richesse ou le raffinement lui offriront le bonheur. Mais la réalité ne peut jamais être à la hauteur de ses attentes, et c’est dans cet écart entre fantasme et réalité que naît son malheur.

Ce que Flaubert décrit dans Madame Bovary trouve un écho frappant dans notre société contemporaine. Selon Clouscard, le capitalisme repose sur une mécanique semblable à celle décrite par Schopenhauer : il alimente sans cesse le désir pour maintenir la consommation. La publicité, les réseaux sociaux et les promesses du marché créent une illusion de bonheur accessible à condition d’acheter le bon produit, de vivre la bonne expérience. Comme Emma Bovary, nous pouvons être pris dans un cycle de frustration permanent, où chaque satisfaction est immédiatement remplacée par une nouvelle aspiration.

D’ailleurs, Le crédit qui précipite Emma vers la ruine est une allégorie parfaite de cette logique capitaliste : la promesse du bonheur matériel finit par l’écraser sous le poids de la dette et du désespoir. Ce mécanisme se retrouve aujourd’hui dans l’endettement des ménages, dans la pression consumériste et dans la quête incessante d’un idéal inatteignable.

Michel Clouscard, dans Le capitalisme de la séduction, apporte une grille de lecture essentielle pour comprendre cette mutation du capitalisme moderne. Selon lui, après la satisfaction des besoins fondamentaux à la suite des Trente Glorieuses, le capitalisme a dû se renouveler en créant artificiellement du désir pour maintenir la croissance. Il ne s’agit plus de produire pour répondre à des besoins vitaux, mais de produire un style de vie et de l’expérience (tendance et mode par exemple). 

Clouscard décrit ainsi une dialectique entre permissivité et contrôle : on autorise tout, on vend tout, mais cette liberté est parfaitement balisée par les besoins du marché. Dans ce cadre, Emma Bovary n’est pas une anomalie romantique, elle est le prototype du sujet capitaliste désireux, prisonnier d’une liberté construite. Le « bovarysme » devient un symptôme social : on ne consomme plus pour vivre, mais on vit pour consommer ce que l’on désire, souvent contre ses propres intérêts.

Emma Bovary, Schopenhauer et Clouscard racontent la même histoire : celle d’un désir qui nous condamne à la souffrance. Flaubert nous montre comment l’illusion d’un bonheur toujours ailleurs finit par détruire son héroïne. Schopenhauer nous explique pourquoi cette souffrance est inhérente à la condition humaine. Et Clouscard, enfin, dévoile comment le capitalisme moderne instrumentalise ce mécanisme pour survivre, en fabriquant du désir comme on fabrique un produit.

Mais que faire de cette mécanique infernale ? Faut-il étouffer le désir pour ne plus souffrir ? Ou au contraire le sublimer, le canaliser autrement ? La passion, la création, la foi, la philosophie existentielle comme celle de Camus ou Sartres — toutes ces tentatives n’ont-elles pas pour but de donner au désir une forme habitable, un sens supportable ? Peut-être le problème n’est-il pas le désir lui-même, mais la manière dont on y répond, ou dont on s’y abandonne.

Faut-il s’écouter, ou se réguler ? Se libérer du désir, ou apprendre à mieux le vivre ? Peut-on encore être rationnels dans un monde où le manque est devenu un business ?

La question, finalement, n’est pas : est-ce que l’argent fait le bonheur ?
Mais plutôt : est-ce que le désir fait le bonheur ?

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