4.Yellowstone et le Management des Entreprises Familiales au Maroc

J’ai toujours été intéressé par la manière dont les entreprises familiales évoluent, en particulier dans le contexte marocain, que je connais intimement. Entre tradition, loyauté, conflits de générations et enjeux de transmission, ces structures concentrent des dynamiques humaines mêlant culture, valeurs et business.

En regardant Yellowstone, que je place sans hésiter dans mon top 5 séries all time, j’ai découvert bien plus qu’une série sur le Far West moderne. J’ai vu une saga familiale, une entreprise/ranch qui ressemble, sous bien des aspects, à celles que l’on croise dans le tissu économique marocain.

Ce qui m’a le plus captivé : le style de management de John Dutton. À travers lui, c’est tout un modèle de leadership, de contrôle et de transmission qui se dessine entre modernisation et gouvernance. Même si je ne suis pas d’accord avec certaines méthodes, je trouve quand même intéressant d’analyser ce personnage mythique. Comme Kevin Spacey (alias Frank Underwood) dans House of Cards, Kevin Costner incarne un personnage fascinant. Son management l’est aussi. Au fil des saisons, John est une incarnation de ce que peut être le management dans une entreprise familiale : un mélange de vision, de tradition, de loyauté, et parfois… d’aveuglement face aux doctrines, dogmes et promesses.

Pour le contexte aussi, Yellowstone est l’un des récits télévisuels les plus fascinants de ces dernières années. Elle mêle les codes du western classique à ceux d’un drame contemporain. À travers l’histoire d’un immense ranch familial au cœur du Montana, on assiste à une série où se croisent luttes de pouvoir, conflits générationnels, loyautés fragiles et guerre territoriale entre hedge funds, investisseurs, indigènes du Montana et instances politiques.

Mais ce qui distingue Yellowstone de nombreuses autres séries sur les dynasties familiales, c’est sa capacité à mêler la brutalité du Far West à la réalité du monde des affaires. Le Yellowstone Ranch s’adapte rapidement et devient une entreprise à part entière, un empire patrimonial dirigé avec rigueur, passion et aussi de la violence.

En tant que passionné par les dynamiques de gouvernance et des stratégies – et tout particulièrement celles des entreprises familiales, si centrales dans l’économie marocaine – j’ai été frappé par les nombreux parallèles entre la gestion du ranch par John Dutton et celle de nombreuses structures familiales que l’on retrouve au Maroc ou ailleurs. Des points forts, mais aussi des limites structurelles.

 John Dutton n’est pas un manager au sens classique. Il n’a ni KPI, ni business plan rédigé, ni comité exécutif. Et pourtant, il dirige une organisation complexe, avec des dizaines d’employés, des ressources foncières colossales, un réseau d’influence politique et des actifs stratégiques répartis dans tout l’État. Sa gouvernance, inspirée du ranching ancestral et d’un certain sens de l’honneur, s’articule autour de valeurs fortes et de règles non négociables.

Parmi les spécificités de sa méthode de gestion, plusieurs éléments clés ressortent :

• Une image de marque forte (levier de négociation), indépendante de la rentabilité : Le ranch Yellowstone est une marque à lui seul et son marketing est aussi bien travaillé . Même quand les comptes sont dans le rouge, la symbolique reste intacte. John considère l’image de son empire comme un patrimoine à protéger à tout prix. Dans Yellowstone, on comprend, comme dans le monde boursier, que l’indice de force/confiance  peut influencer les dynamiques. En effet, maintenir l’image de marque et de pouvoir, quelles que soient les capacités de financement, maintient la confiance avec l’écosystème. Nul ne peut nier l’importance de la confiance dans le monde des affaires. Avec celle-ci, John arrive à négocier des deals de millions sur des chevaux, convaincre les acteurs politiques des investissements dans la région et aussi maintenir l’écosystème. On remarque que les entreprises familiales ont toutes ce point en commun : maintenir la confiance pour négocier les délais de paiement, L’image de marque maintient la crédibilité, souvent incarnée dans un nom de famille ou une personne. Parce que oui, la confiance ne se limite pas à l’entreprise familiale. Or celle-ci est irréversible car liée à une personne non licenciable.

• Une hiérarchie verticale avec une délégation rigide : John ne gouverne pas seul, mais il garde toujours la main. Il confie à ses enfants des responsabilités importantes – Beth sur la stratégie financière ainsi que les merges & acquisitions, Kayce sur les opérations du ranch, et Jamie sur le volet juridique (quand il est en bons termes avec lui, ce qui est rare) – mais il maintient une distance émotionnelle claire avec tous, y compris les employés. Il le résume en une phrase à son fils Kayce :

« Mon histoire m’a appris que je ne peux pas gouverner des hommes et être leur ami. »

Cela montre que, en parlant du premier point de l’image, la dureté maintient le lien hiérarchique et l’application des valeurs et tâches. Cela me rappelle aussi la célèbre formule de Machiavel dans Le Prince — « Il vaut mieux être craint qu’aimé ». Cette formule incarne le réalisme, une théorie de géopolitique et de relations internationales. Selon les réalistes, la politique internationale est marquée par la lutte perpétuelle pour le pouvoir. Les relations entre États sont déterminées par un équilibre des forces et la paix est souvent précaire, dépendant de la dissuasion ou du calcul stratégique, plutôt que de normes morales ou juridiques. Dans un monde instable, incertain et concurrentiel, la survie de l’État, tout comme celle de l’entreprise, repose non sur la vertu, mais sur l’efficacité stratégique.

Ce principe s’étend au management : un leader n’est pas toujours celui qu’on admire, mais celui que l’on respecte, parfois sous la contrainte implicite de la peur — ou du moins de la vigilance. La crainte, pour Machiavel, ne signifie pas la terreur brutale, mais un respect fondé sur la force perçue, la cohérence, et la capacité à agir sans hésitation quand les circonstances l’exigent. Dans le monde contemporain, cette posture trouve une incarnation saisissante dans la figure de John Dutton qui dirigeant d’un ranch autant qu’un empire économique et symbolique incarne un réalisme pur : il gouverne son domaine comme un État dans l’anarchie d’un monde sauvage, où les menaces sont permanentes. Il ne cherche ni à plaire ni à séduire — il impose. Son autorité repose sur la loyauté acquise par la crainte du chaos plus que par l’adhésion émotionnelle. Ce parallèle ouvre une réflexion plus large sur le management ou la grille de lecture machiavélienne nous rappelle que le pouvoir, s’il veut durer, ne peut s’exercer sans une part de stratégie froide et d’autorité assumée.

Comme dans l’univers hobbesien, l’ordre ne tient que par la présence d’un souverain prêt à prendre des décisions moralement ambiguës pour protéger l’intérêt collectif. La contribution de Thomas Hobbes à la pensée réaliste réside dans sa théorie du contrat social formulée dans Le Léviathan.

Ce souverain n’a pas besoin d’être aimé ; il doit être craint, respecté, obéi — car son autorité est le seul rempart contre l’anarchie. Et je trouve cela, la parfaite incarnation de John dans Yellowstone

• Des décisions dictées par les convictions plus que par les chiffres : La rentabilité n’est jamais le moteur principal. John agit selon ses principes, son héritage, son intuition. Que cela serve ou non ses intérêts économiques, il défend une certaine idée de la terre, de l’autorité et du devoir.

Ce point-là me rappelle le poids psychologique, aussi dominant au Maroc. Le point de la “hchouma” et la réputation de l’entrepreneur marocain.

En effet, plusieurs entreprises marocaines font faillite mais continuent à travailler comme si de rien n’était. Le but est de continuer à maintenir l’image du succès dans l’environnement familiale ou autre. Aussi, je remarque que plusieurs investissements familiaux au Maroc sont faits dans le but de se faire remarquer et de renvoyer une image de réussite, même si fausse. Nous pouvons certes ne pas confirmer ou quantifier ce biais, mais il est sûr que l’on peut dire qu’il faut considérer ce facteur culturel dans les biais de l’entrepreneur marocain.

• Une culture RH d’entreprise fondée sur la loyauté et la reconnaissance concrète : La fidélité est le critère numéro un de promotion. En échange, les cowboys bénéficient d’un logement, d’une prise en charge de leur formation (comme Jimmy, envoyé dans un ranch texan – les Sixies – le meilleur aux États-Unis – pour monter en compétences), de moments de convivialité, et d’un fort sentiment d’appartenance. . Dans ce sens, je pense que le parallèle avec ce modèle de RSE marocain est frappant. Souvent, dans les entreprises familiales, on trouve d’autres familles qui y travaillent sur plusieurs générations, quel que soit le niveau de formation. On fait monter l’entourage en compétences pour maintenir ce lien de valeur.

On peut noter tout de même que, dans ce genre de structure, le taux de turnover est bas. Mais ce KPI, comme je disais, reste un biais dans l’évaluation de la réussite du modèle de recrutement car il me semble logique que plusieurs personnes aient du mal à démissionner à cause de l’emprise ou de la gêne “familiale”. Nous pouvons aussi remarquer, dans les entreprises marocaines, des licenciements et remplacements par des personnes de la famille qui viennent prendre les postes stratégiques après la fin de leurs études.

Parallèlement, au Maroc, l’entreprise familiale n’est pas une simple configuration organisationnelle : c’est une histoire, un nom, une transmission. Dans un tissu économique où 80 à 90 % des entreprises privées sont familiales selon la CGEM, elles constituent un pilier essentiel de l’économie nationale. Présentes dans tous les secteurs – du commerce traditionnel à l’industrie lourde – ces entités incarnent à la fois la résilience et la fragilité d’un modèle hybride, pris entre ancrage patrimonial et nécessité de modernisation.

Les entreprises familiales marocaines sont souvent nées d’initiatives individuelles devenues collectives. Ce modèle offre de nombreux atouts : pérennité, vision long terme, enracinement local, transmission de valeurs. Il permet aussi une agilité certaine dans les décisions, sans lourdeurs bureaucratiques. Mais ce modèle traditionnel révèle aussi ses limites, notamment à l’épreuve du changement générationnel. Moins de 30 % de ces entreprises survivent au-delà de la deuxième génération, et moins de 10 % atteignent la troisième. Une statistique alarmante, qui souligne l’urgence d’une structuration adaptée.

Le premier écueil reste la gestion de la succession. Le départ du fondateur provoque bien souvent une désorganisation, faute d’avoir défini en amont les rôles, les critères de légitimité, ou les mécanismes de gouvernance. Ce vide peut entraîner conflits, scissions ou repli stratégique. Le tout dans un contexte où les émotions interfèrent avec la rationalité économique.

Autre défi majeur : la professionnalisation. Trop souvent, la nomination à des postes-clés repose sur des liens familiaux plutôt que sur la compétence. Cela freine l’innovation, bloque l’ouverture à des talents externes, et crée un plafond de verre pour les collaborateurs non issus du cercle familial.

Enfin, la dépendance aux réseaux familiaux empêche parfois l’entreprise de s’ouvrir pleinement à l’écosystème entrepreneurial moderne : fonds d’investissement, partenariats internationaux, digitalisation, ou encore normes ESG.

Pour conclure, ce que nous apprend Yellowstone, c’est que l’entreprise familiale est d’abord une affaire d’identité. Elle repose sur une vision du monde, un territoire, une mémoire. Mais face aux défis contemporains – transformation digitale, durabilité, scalabilité – cette identité doit s’articuler à des mécanismes de gouvernance solides, transparents et durables.

Au Maroc, cela passe par plusieurs transitions :

  • De l’intuition vers la donnée : intégrer des indicateurs objectifs sans perdre la finesse de la connaissance du terrain.
  • De la loyauté personnelle vers la culture d’entreprise : formaliser ce qui fait la force de la maison pour que cela survive aux personnes.
  • De la transmission implicite vers la planification stratégique : accompagner la nouvelle génération, pas seulement l’introniser.

Le parallèle avec les entreprises familiales marocaines est saisissant. Là aussi, les sociétés bâties sur plusieurs générations reposent souvent sur des modèles de gouvernance très personnalisés dont l’autorité est rarement remise en question. L’entreprise est autant un espace d’identité familiale qu’un levier économique, ce qui rend la séparation entre les deux presque impossible. Or, comme dans Succession (série de HBO), cette concentration du pouvoir et cette résistance au changement peuvent freiner la modernisation et la professionnalisation nécessaires à la pérennité. La gestion de la transition devient un défi majeur, parfois une tragédie, qui exige d’apprendre à conjuguer héritage et innovation, respect des traditions et ouverture à de nouvelles pratiques managériales.

Structurer ces entreprises familiales au Maroc, c’est donc d’abord poser les fondations d’une gouvernance équilibrée, où le poids de la famille ne se traduit pas en immobilisme mais en force collective. Il s’agit d’instaurer des processus transparents, d’intégrer des compétences extérieures, de formaliser les règles du jeu sans dissoudre la richesse des liens affectifs. En somme, c’est une réconciliation entre l’âme – ce qui fait l’unicité et la culture de l’entreprise – et la nécessité d’une organisation agile, capable d’évoluer dans un environnement globalisé. (ce qui va contribuer aussi à la baisse de chômage au Maroc)

Et peut-être qu’à travers ces récits – des plaines sauvages du Montana à Yellowstone, aux gratte-ciels new-yorkais de la série Succession aux entreprises marocaines – se dessine une vérité universelle : une entreprise familiale ne survit pleinement que si elle accepte de devenir plus qu’une simple histoire de famille. Elle doit se muer en un récit vivant, fait de transmission, de transformation, et surtout d’espoir tangible en stratégies claires. Car, au fond, la véritable succession ne réside pas seulement dans le pouvoir ou la richesse léguée, mais dans la capacité à renouveler la vision, à inventer un avenir où les racines nourrissent les ambitions futures de stabilité ou d’expansion.

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